< Back to 68k.news FR front page

Réveil Courrier du 19 mai 2024 | Courrier international

Original source (on modern site) | Article images: [1] [2] [3] [4]

Au dernier étage de l'immeuble, le trois-pièces offre une vue imprenable sur la tour Eiffel et la plupart des grands monuments parisiens. Pour 600 euros par mois, c'est une affaire en or. L'heureuse locataire des lieux, Marine Vallery-Radot, n'a pas pu retenir ses larmes lorsqu'on l'a appelée, l'été dernier, pour lui annoncer qu'elle faisait partie des [254] familles modestes sélectionnées pour emménager dans l'îlot Saint-Germain, un nouveau complexe de logements sociaux installé à deux pas du musée d'Orsay, de l'Assemblée nationale et du tombeau de Napoléon.

"Nous avons eu une chance folle", constate cette mère célibataire de 51 ans, qui vit seule avec son fils de 12 ans. Son regard se pose sur les contours du Quartier latin, derrière les fenêtres de sa chambre. "Voilà ce que je vois au réveil."

Vue de la tour Eiffel depuis un appartement de l'Îlot Saint-Germain, un ensemble de logements sociaux situé dans le VIIᵉ arrondissement. PHOTO ALEX CRETEY-SYSTERMANS/THE NEW YORK TIMES

Loin des images de barres d'immeubles lugubres en banlieue souvent associées au concept de "logements sociaux", ces appartements ont été aménagés dans les anciens locaux du ministère des Armées, au cœur du très chic VIIe arrondissement de Paris.

La reconversion du bâtiment s'inscrit dans une ambitieuse opération politique visant à retenir les classes moyennes et populaires, et les petits commerces, dans les quartiers centraux de la capitale française, dont les loyers sont d'ordinaire bien au-dessus de leurs moyens - et, par extension, à préserver le charme indéfinissable de cette ville admirée dans le monde entier.

Infirmiers, boulangers, bouchers…

Cet été, avec les 15 millions de visiteurs attendus à l'occasion des Jeux olympiques, la capitale française se transformera en véritable vitrine des politiques publiques de mixité sociale* régissant l'aménagement urbain. Un quart des Parisiens vivent aujourd'hui dans des logements sociaux, contre 13 % à la fin des années 1990.

Ces programmes immobiliers, défendus principalement par les partis de gauche, notamment le Parti communiste, visent à lutter contre la ségrégation économique visible dans de nombreuses métropoles à travers le monde. Ian Brossat, sénateur communiste et ancien adjoint chargé des questions relatives au logement à la mairie de Paris, en poste pendant dix ans, s'en explique :

"Notre politique du logement, à Paris, c'est de permettre que celles et ceux qui produisent les richesses de notre ville puissent y vivre."

Le programme bénéficie notamment à des enseignants, des agents d'entretien, des infirmiers, des étudiants, des boulangers, des bouchers. Mais cette philosophie est de plus en plus difficile à transposer sur le terrain - les demandeurs restent aujourd'hui plus de six ans sur liste d'attente. "Je ne dirais pas que c'est facile et que nous avons résolu le problème", admet Ian Brossat.

Une réforme à venir pour le logement social

Le gouvernement français prépare une réforme du logement social. Présentée en conseil des ministres le 3 mai, la nouvelle loi sur le logement abordable vise à mettre fin au logement social à vie. Elle durcit notamment les règles pour les locataires de logements sociaux. Un changement qui fait bondir les défenseurs du logement social.

Concrètement, le ministre délégué au Logement, Guillaume Kasbarian, souhaite faire évaluer les ressources des locataires plus souvent, baisser le seuil à partir duquel sont imposés des "surloyers" pour les locataires qui dépassent leur plafond de ressources, voire les expulser. Dans la même logique, le patrimoine des locataires sera pris en compte, permettant leur départ s'ils sont propriétaires d'un logement qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins dans le parc privé.

Côté municipalités, la réforme introduit plus de souplesse quant à l'application de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) et de son quota de 20 % à 25 % de logement social. Les villes en deçà pourront introduire une part de logements intermédiaires, aux plafonds de ressources et loyers plus élevés. Les maires, enfin, voient leur rôle revalorisé. Ils présideront les commissions d'attribution et pourront, pour les nouveaux HLM, classer par ordre de préférence les candidats et mettre leur veto.

Courrier International

Paris subit les mêmes dynamiques de marché que d'autres villes très attractives auprès des plus fortunés, comme Londres, San Francisco et New York - devenues des sanctuaires pour ultrariches, qui investissent leur argent dans des morceaux de musées à ciel ouvert. D'après la chambre des notaires de Paris, il faut désormais débourser 1,3 million d'euros en moyenne pour s'offrir un appartement de 90 m2 au cœur de la capitale.

Une bataille permanente

Dans son rapport annuel publié [le 31 janvier], la Fondation Abbé Pierre tenait un discours exceptionnellement véhément, allant jusqu'à évoquer l'explosion d'une "bombe sociale", avec un nombre croissant de personnes sans solution d'hébergement, et 2,4 millions de ménages toujours en attente d'un logement social - contre 2 millions en 2017. Pourtant, les mesures mises en place à Paris pour retenir les familles les plus modestes sont bien plus poussées que dans la plupart des autres métropoles européennes - et ne parlons même pas des villes américaines.

Chaque jeudi, Jacques Baudrier, adjoint chargé du logement à la mairie de Paris, consulte la liste des ventes immobilières sur le marché privé. À quelques exceptions près, la mairie dispose d'un droit de préemption sur ces biens pour les transformer en logements sociaux. "C'est une bataille permanente", constate l'élu, qui gère un budget annuel de 625 millions d'euros.

Une bataille contre les différents facteurs qui rendent inaccessible le marché immobilier à Paris, hormis pour les plus fortunés. La faute, entre autres, aux acheteurs qui se ruent sur les appartements en vente pour posséder un pied-à-terre qui restera vide une bonne partie de l'année.

Pour tenter de lutter contre ces phénomènes, les locations de courte durée font aujourd'hui l'objet d'un encadrement strict, la mairie ayant constaté que certains quartiers historiques, comme le Marais, se vidaient de leurs résidents à mesure que des investisseurs rachetaient les logements pour en faire des locations de tourisme.

La Ville a également construit ou rénové plus de 82 000 appartements ces trente dernières années, pour y loger des familles avec enfants. Avec des loyers compris entre 6 et 13 euros le mètre carré, en fonction des ressources, un trois-pièces de 90 m2 peut se louer à peine 600 euros par mois.

Petits commerces et atmosphère intemporelle

La mairie accorde également une grande importance à la défense des petits commerces*, qui participent à l'atmosphère intemporelle de la ville. Sans son intervention, les ruelles aux allures de village où les touristes flânent au milieu des boulangeries*, des fromageries, des cordonniers et des petites quincailleries familiales n'auraient pas tout à fait la même allure.

En tant que propriétaire, via ses filiales immobilières, de 19 % des boutiques de la capitale, la Ville de Paris exerce une influence directe sur le type de commerces qui s'y installent. Les équipes de Nicolas Bonnet-Oulaldj, l'adjoint à la mairie chargé de ces sujets, surveillent de près les quartiers afin de préserver un nombre suffisant de commerces essentiels et de limiter le nombre de chaînes, lesquelles peuvent généralement se permettre de payer des loyers plus importants.

Le chef Alain Fontaine, propriétaire du Mesturet, et Nicolas Bonnet-Oulaldj, l'adjoint à la mairie chargé des bails commerciaux, le 9 février 2024. PHOTO ALEX CRETEY-SYSTERMANS / THE NEW YORK TIMES

"On ne loue pas à McDonald's, Burger King ou Sephora", détaille-t-il. La bataille semble toutefois perdue d'avance dans certains quartiers où les propriétaires privés n'hésitent pas à faire venir ces grandes enseignes. Alors la mairie ne choisit pas ses locataires au hasard. Dans un secteur envahi de salons de coiffure, par exemple, elle a installé une boulangerie* et une fromagerie. Dans d'autres quartiers, elle a sélectionné des ateliers de réparation de vélos, pour appuyer la campagne de réduction du nombre de voitures dans Paris, au profit des mobilités douces.

À quelques minutes de la place de la Bastille, nous retrouvons l'une des bénéficiaires de cette politique immobilière. Emmanuelle Fayat, luthière, restaure des violons pour des musiciens professionnels. Elle est assise au milieu des pièces d'érable et d'épicéa, entourée de limes, de rabots, et de ciseaux à bois soigneusement alignés.

Elle loue sa boutique pour "une somme modeste" à l'un des bailleurs sociaux de la Ville. "Je n'ai aucune connaissance en marketing et je ne me suis jamais demandé comment devenir riche, confie-t-elle. Je veux juste faire mon boulot. Mon métier est plus important que l'argent."

À 1,5 kilomètre de là, dans un quartier fourmillant de cafés et de restaurants, la librairie féministe et lesbienne Violette and Co a elle aussi bénéficié du programme de diversification des commerces de proximité.

La librairie Violette and Co, dans le XIᵉ arrondissement, bénéficie du programme municipal de diversification des commerces de proximité. PHOTO ALEX CRETEY-SYSTERMANS / THE NEW YORK TIMES

Un peu plus au nord, près du parc des Buttes-Chaumont, la municipalité loue une boutique à Désirée Fleurs, spécialiste des fleurs cultivées en région parisienne. Audrey Venant, cofondatrice de l'enseigne, salue l'accompagnement indispensable et rassurant offert par ce dispositif. "Les commerces de proximité sont très, très fragiles, souligne-t-elle, plantée au milieu des narcisses, des renoncules et des mufliers. Un parfum d'eucalyptus flotte dans la boutique. Je vois beaucoup de faillites."

Elle vit avec son mari, peintre et sculpteur, dans un loft de 70 m2 faisant également partie du programme de logements sociaux de la capitale. Le loyer, 1 300 euros par mois, est bien inférieur aux prix du marché.

Selon l'Insee, plus de 10 000 infirmiers, 1 700 boulangers, 470 bouchers, 945 éboueurs et 5 300 concierges vivent à Paris. Le développement des logements sociaux et toutes les mesures destinées à rendre la capitale plus abordable coïncident avec l'arrivée au pouvoir de la gauche, qui a pris la tête de la mairie en 2001, après plusieurs décennies sous la houlette de la droite.

Consensus politique

Mais au-delà des divisions politiques, la droite et la gauche françaises s'accordent sur le caractère indispensable des logements sociaux, souligne François Rochon, consultant en urbanisme. Un consensus que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres pays d'Europe, contrairement aux États-Unis.

"Les gens qui vivent dans ces logements ne sont pas stigmatisés."

D'après lui, ces programmes immobiliers sont les héritiers de mesures prises il y a une centaine d'années, lorsque certaines entreprises ont commencé à faire construire des logements pour leurs ouvriers.

Preuve s'il en est de la concorde qui règne sur le sujet, Benoist Apparu, ancien ministre du Logement dans le gouvernement conservateur [de François Fillon, de 2009 à 2012], qui dirige aujourd'hui un promoteur immobilier, qualifie les logements sociaux d'absolument essentiels :

"Une ville peuplée uniquement de gens pauvres, c'est un désastre. Et si elle est peuplée uniquement de gens riches, ce n'est pas beaucoup mieux."

Ces programmes font partie du pacte de l'État providence : un système scolaire et de santé accessible à toutes les bourses, en échange d'un taux d'imposition et de charges sociales parmi les plus élevés d'Europe. Hélas, les logements sociaux se font de plus en plus rares, et seuls les plus chanceux peuvent y accéder.

À Paris, le dispositif fait par ailleurs l'objet de quelques railleries, vestiges d'une série de scandales survenus dans les années 1990. À l'époque, on avait découvert que plusieurs élus conservateurs vivaient dans de luxueux appartements appartenant à la mairie, pour des loyers dérisoires.

L'espace est rare et cher

Mais la plupart des critiques viennent directement du terrain, à en croire François Rochon. Les habitants des quartiers centraux, par exemple, s'opposent régulièrement à la construction de nouveaux logements sociaux, et ces secteurs restent le fief des plus riches.

L'extension du programme fait également débat. La mairie s'est fixé un objectif de 30 % de logements sociaux pour les résidents les plus modestes et 10 % de logements pour les foyers à revenus intermédiaires d'ici à 2035. Mais construire de nouveaux immeubles est particulièrement difficile dans une ville déjà pleine à craquer et qui abrite tant de patrimoine classé.

Pour trouver de l'espace, les urbanistes rachètent notamment aux entreprises de transports publics certains de leurs anciens sites industriels. Ils sont à l'affût de toutes les bonnes affaires, comme lorsque le ministère des Armées a déménagé ses bureaux en 2018, et que la Ville a négocié l'achat de l'îlot Saint-Germain à des prix bien inférieurs à ceux du marché.

L'îlot Saint-Germain a été aménagé dans les anciens locaux du ministère de l'Armée. Il inclut un gymnase en sous-sol et une crèche. PHOTO ALEX CRETEY-SYSTERMANS / THE NEW YORK TIMES

La mairie réhabilite également des bâtiments en bout de course. Comme celui où vivent désormais Fabrice Chaillou, sa femme et leurs deux enfants. Son immeuble a poussé sur les ruines d'un quartier décrépit, dans le nord de Paris. Après dix ans d'attente, le couple a décroché une place dans ce quatre-pièces pour 980 euros par mois.

Fabrice travaille dans l'informatique. Dans son immeuble, il côtoie un concierge, des enseignants, un commercial dans l'automobile, un policier. Grâce au dispositif de la mairie, ses deux garçons ont pu grandir dans la capitale. Mais il sait aussi que les logements sociaux seront toujours confrontés à un défi de taille : "Une fois qu'on y est, on n'a plus envie de partir."

* En français dans le texte.

< Back to 68k.news FR front page